Dans l’intimité du papier
Fair / Art on Paper 2022
Bruxelles
Par Els Bracke / Collect Magazine
Octobre 2022
Feuilleter des volumes
« Le travail du papier est une seconde nature », explique Valérie Novello, avant tout sculptrice. Les volumes, qu’elle crée avec soin et précision à l’aide de terre glaise et de plâtre, lui servent de moules pour le papier qu’elle tend telle une peau ou une couche presque vivante sur un relief, puis qu’elle plisse et fissure. Elle crée ainsi une empreinte, une coquille en papier qui subsiste comme œuvre autonome après avoir été séchée, déchirée, découpée, collée et teintée : « Je trouve les papiers à même de supporter cette brutalisation, ceux du Japon, de Chine et du Népal, chez Sennelier, un magasin spécialisé à Paris. Ses fabricants aiment autant leur travail que moi le mien. » Le choix du travail sur papier est presque apparu comme une évidence : « Quand j’étais encore une jeune artiste, je me suis insurgée contre la massivité et la noirceur des sculptures de pierre et de bois. Je cherchais à obtenir du volume, mais avec légèreté, fragilité et vitalité. Le papier est le matériau parfait pour la création qui me convient, qui se situe entre 2 et 3D. À titre de comparaison si, pour faire de la musique, j’avais le choix entre le piano et la guitare, j’opterais pour la mobilité de la guitare. »
Le papier constitue aujourd’hui l’élément central de l’œuvre de l’artiste : « L’évolution de la technique que j’utilise réside dans la subtilité des couleurs, dans le découpage et le réagencement. Chaque couche de papier que je pose s’imprègne du temps qui passe, comme l’empreinte de souvenirs. » La mémoire et les souvenirs, illustrés dans les paysages et le corps, constituent des thèmes récurrents dans l’œuvre de Valérie Novello, laquelle oscille entre figuratif et abstraction : « Les paysages ne constituent pas des œuvres abstraites, on les perçoit de loin, mais on approche l’infiniment petit grâce aux nombreuses lignes. Notre mémoire fonctionne ainsi. » L’artiste constate aussi ce phénomène de rapprochement dans les expositions et salons : « Le papier requiert une approche particulière, très intime. Les collectionneurs d’œuvres sur papier sont très vigilants et aiment les détails, ils sont passionnés et apprécient l’intimité avec l’œuvre d’art. Observer un papier requiert concentration et grande attention. »
Sous la peau
Faire un portrait – le portrait d’un homme – en divers fragments comme autant de paysages, c’est le cœur de mon travail. Donner forme à une image mentale, lointaine et originelle, qui m’obsède. Le corps est un territoire aux contours infinis, un territoire intime dont la cartographie ne sera jamais achevée. Il me faut en retrouver l’origine, l’empreinte des jours, appréhender sa géologie comme on étudie la généalogie. De la peau à l’ossature, couche par couche, de la plus fine à la plus dure, j’explore le corps, attentive à son apesanteur comme à son poids.
Je grave son empreinte à travers différents matériaux sculptés : papier japonais, laine cardée, coquille d’œuf, laine de fer, verre, feuille de plomb… Ce n’est pas une évocation de la vie mais sa réalité même. Il y a le corps, objet d’idéalisation, de sacralisation et il y a la terre sur laquelle vivent les hommes, dans laquelle s’endorment les hommes. Et il existe un point, une lisière, où le corps et la terre se rejoignent et se confondent, se jouent l’un de l’autre, ne sont plus perçus comme deux entités. je suis à la recherche de ce point : il me faut créer un monde, un univers de chair, un paysage humain autant que mental, suggérer, évoquer, convoquer ce qui ne peut pas se voir, une épiphanie.
Les corps sculptés frôlent la vie, je veux révéler leurs souvenirs, remonter dans leur mémoire, montrer qu’un corps n’est pas qu’un corps. Je cherche cet entre-deux, cette inquiétante beauté qui parcours le corps au repos. Sous son apparente inertie, une sculpture suspend le temps. Alors, répond à cette exploration du corps celle d’une nature enfouie.
Valérie Novello
Une image mentale
Centre culturel de Gentilly
Le Lien
Exposition de Valérie Novello et Rieko Koga
Mars / Mai 2017
Valérie Novello s’entretient avec Élise Sethi, responsable des arts plastiques au Centre culturel de Gentilly.
Pouvez-vous nous éclairer sur le choix du titre de l’exposition, «Le Lien». A quelle dimension de votre travail renvoie-t-il ?
Dans chaque nouvelle création, je cherche un lien entre ce qui m’est connu et ce que je ne peux qu’imaginer et reconstituer en fouillant la matière, une image mentale qui m’obsède, lointaine et originelle. C’est un travail à renouveler sans cesse.
Dans l’exposition, on retrouve de nombreuses références aux paysages et à la nature, notamment avec «Immortelle» et «Herbier». Pouvez-vous nous dire quelques mots sur ces deux œuvres. Quel est le rôle des fils qui recouvrent ces formes végétales ?
Je ne veux pas trop donner d’indications à celui qui regarde, mais ces deux œuvres sont, pour moi, autant minérales que végétales. Leur matière est fossilisée. La forme même semble sortie de terre, patinée par la terre comme le serait une pierre. C’est une «forme-mémoire». Le fil est ce qui recouvre, comme le fait la végétation sur des ruines. Il évoque aussi bien la renaissance d’une nature à l’abandon.
Sont exposées dans la première salle «Peaux sous verre», trois grands panneaux transparents aux formes humaines étranges, qui sont le réceptacle de ce qui pourrait s’apparenter à des mues aux couleurs différentes. Pouvez-vous nous parler de cette œuvre et du sens de la couleur ici ?
Ces trois «peaux» sont traversées de lumière : on les traverse donc aisément du regard. Chaque peau est étendue telle une carte géographique, ce sont des «peaux-territoires». Ce «dispositif» offre une vision proche de celle que l’on a avec une radiographie ou une cartographie (deux formes d’images qui permettent d’appréhender rapidement la complexité d’un corps ou d’un territoire). Quant aux trois couleurs, elles évoquent celles d’une aponévrose.
A l’occasion de cette exposition, vous présentez une création intitulée «Cordons». Une œuvre assez ambivalente. Elle peut évoquer des formes précieuses telles que des colliers de perles, ou de la dentelle avec une blancheur saisissante et à la fois elle fait penser aux entrailles…
Cette sculpture s’apparente à l’esprit des «ex-voto» accrochés sur les murs de certaines églises mais il n’en est pas un à proprement parler. Un ex-voto porte en lui un vœu et une offrande. Il est souvent représenté par l’objet même du vœu, ce qui serait ici le cas (avec cette représentation des entrailles).
L’ex-voto habite de manière obsessionnelle et viscérale celui qui espère et croit en son pouvoir. Ici, la couleur blanche représente tous les possibles. C’est une écriture à la fois obsessionnelle et limpide.
Cette œuvre entre directement en résonance avec «Rain», une des œuvres de Rieko Koga. Ce n’est pas une coïncidence puisque nous partageons une même vision du travail de l’artiste et avons des préoccupations proches. Rieko Koga et moi tissons toutes les deux un lien entre le passé et le présent. Nous sommes en quelque sorte «artistes-archéologues».
Se dégage de cette exposition très dense, une harmonie entre vos deux univers. Peut-on parler de correspondance artistique ? D’affinités artistique et humaine ?
Nos univers sont formellement différents mais se rejoignent en certains points. Ce besoin que nous avons de tisser, renouer, reconstituer, de sillonner la forme, c’est ce qui nous a réunies, comme si nous étions chacune à l’extrémité d’un même fil. C’est notre «Lien», pour reprendre le titre que nous avons choisit pour l’exposition.
Cartographie des corps
Centre culturel de Gentilly
Le Lien
Exposition de Valérie Novello et Rieko Koga
Mars / Mai 2017
A Gentilly, l’étonnante expo qui dévoile la cartographie des corps
Le figaro.fr Publié le 09/03/2017
Valérie Novello sculpte des corps-paysages, Rieko Koga brode l’infini. Valérie Novello cherche et construit dans toutes les matières, papier japonais, plâtre, cire, plomb, «un univers de chair, un paysage humain». Rieko Koga, japonaise et plasticienne, pique, point après point, d’un geste intuitif et répété le tissu ou le papier.
N’ayez pas peur de franchir le périphérique pour découvrir l’œuvre de ces deux artistes exposées au Centre culturel de Gentilly. Leur travail et leur rencontre méritent plus qu’un détour. Un lien invisible semble les avoir réunies.
Chaque objet, chaque pièce a trouvé sa place dans cet espace à taille humaine. «Nombre» de Rieko Koga, une spirale de chiffres, et «Rain», infini des gouttes, côtoient et semblent répondre à «Cordons» de Valérie Novello. Cordons, une étonnante descente dans nos entrailles de plâtre. Blanches, pures, mémoire du corps, mais libérées du corps. Accrochées, accolées, signes d’une étrange écriture poétique.
Le corps, «une terre aux contours infinis, un territoire intime dont la cartographie ne sera jamais achevée», confie Valérie Novello. Un corps, que l’artiste d’origine italienne, expose sous toutes les coutures. Le corps parfois libéré, parfois enfermé invite le spectateur à toujours mieux le pénétrer.
Dans une autre pièce, trois panneaux, trois formes humaines, trois couleurs : avec «Peaux sous verre», l’artiste nous fait voyager au cœur du corps-paysage, à la découverte d’un corps-territoire aussi grand qu’un homme. Beauté de ce qui ne se voit pas, obsession d’une artiste qui fouille la matière pour donner forme à ses images mentales.
Les deux artistes ont aussi repoussé les murs. Elles exposeront dans un hangar désaffecté, les samedis 18 et 25 mars, des pièces beaucoup plus grandes. Un sous-bois mystérieux, des corps ossifiés, un gigantesque collier… pour tenter d’appréhender un peu d’infini.
Corps novello
Par Jean-Luc Nancy
Philosophe
De nous-même nous ignorons beaucoup – presque tout, pourrait-on dire. Nous ne sommes pas faits pour nous connaître nous-même : c’est notre différence avec une machine cybernétique, qui neconnaît qu’elle-même.
De ce que nous ignorons ainsi, une part non négligeable est constituée par notre corps. Si nous en connaissons plusieurs aspects – c’est-à-dire apparences, façons de se présenter ou de se ressentir, nous ne connaissons à peu près rien de ce qui porte, conforme, innerve et inspire ces aspects. C’est-à-dire de nos organes. Nos organes sont dissimulés à notre vue et à notre intelligence : l’une comme l’autre ne peuvent nous arriver que du dehors, des inspections et des manipulations de la biologie, de l’anatomie et de la médecine. Pour recevoir ces informations, nous devons autant que possible ne pas être en état de maladie sévère, encore moins de corps disséqué ou bien de prélèvement placé sous un microscope.
Ce que nous sommes au-dedans nous est aussi peu accessible physiquement qu’intellectuellement. Le corps et l’inconscient sont en définitive la même chose : d’où vient qu’en nous à notre insu s’agitent ces pulsions, se composent et décomposent ces configurations complexes, sinon des processus cellulaires, tissulaires, glandulaires, humoraux et nerveux dont la machination a formé et continue de transformer ce que nous sommes «notre corps» ? Comment pourrait-il être à nous puisqu’il nous fait ? Comment nous ferait-il s’il ne se dérobait à nous ?
Valérie Novello ne prétend pas doubler les planches d’anatomie ni l’imagerie médicale. Elle ne prend pas les organes comme objets de savoir ni de pouvoir. Elle perçoit ce qui se présente à elle (elle ? son inconscient, son imagination, son impression, son sentiment, sa vision, sa façon… tous ces mots si insuffisants pour dire «elle», elle-«même», telle quelle) – elle perçoit ce qui se présente –paysages, hommes ou femmes, lits, cordons comme des formations organiques. Tous les aspects sont pour elle (pour son regard, son tact, son flair, son ouïe, son goût, son émotion) de l’ordre et de la matière des grumeaux, boyaux, tissus, fibres, gelées, téguments, caillots, flocons, mousses, touffes, gaines, pâtes, glus, glaires et graisses qui forment – sans jamais proprement dessiner ni sculpter –une organologie générale sans organes pourtant et par conséquent sans corps.
Sans corps accompli, ouvragé, en ordre de marche, organisé. Non pas des organes sans corps mais plutôt des remous ou des convulsions proto-organiques, des bouillonnements, des fermentations, des gélifications d’une matière imprégnée de vagues visions viscérales, de confuses mémoires ou anticipations d’une vie pré ou post vivante – comme des malaxages, des brassages ou des thromboses, des vascularisations d’un magma en train de tâtonner vers le vivant.
Bien moins des représentations à regarder que des effervescences à partager.
Ce qui n’est pas montré
Par Philippe Comar
Écrivain, professeur à l’Ecole Nationale des Beaux-Arts de Paris
Les œuvres de Valérie Novello, précieuses et baroques, ont toutes en commun de jouer sur le double registre du contenant et du contenu. Elles se construisent avec ce qui les supporte ou les enveloppe. Elles génèrent ce qui en retour les protège et les signale au regard.
Des châsses de verre serties d’un mince bourrelet de métal, des coffres entrouverts capitonnés de velours ou gainés de plomb, des écrins moelleux éternisés dans le plâtre enferment, accueillent ou recueillent, ici des nuages, fragiles dentelles d’amidon, là des boules de faïence qui, tels des fruits ronds et mûrs, s’ouvrent sur des lèvres proférants une syllabe muette, ailleurs des mains figées qui serrent entre leurs doigts – comme la griffe d’une bague enserrant une pierre précieuse – un noyau de «pêche» fendu, stigmate saignant, sexe ou plaie ?
Une autre pièce est formée d’un lourd sarcophage sur lequel repose la vêture d’un ange gisant – armure ou mue d’un corps enlevé. La coque métallique se referme comme un étui sur un vide intérieur, percée çà et là de quelques crevés, et parsemés de plumes en plomb, évoquant soit des feuilles finement nervurées, soit des coquilles de quelque crustacé. Les ailes ont cédé leur place à des élytres creuses qui parcourent le dos, telles deux langues de feu éteintes.
Dans les œuvres de Valérie Novello, chaque élément est à la fois porté et porteur d’autre chose. L’essentiel n’est pas montré, mais seulement suggéré en creux. L’importance délibérée qui est accordée au support, au cadre ou à l’enveloppe, souligne par contraste que l’œuvre ne se réduit pas à ce qu’elle contient en apparence. À l’image du reliquaire ou de l’ostensoir, le support indique ici un excès de présence. L’œuvre ne cherche pas à faire voir. Elle renvoie à l’invisible ou à l’insaisissable, ainsi la volonté d’apprivoiser des nuages, de donner à entendre des syllabes tues, de faire sourdre la souffrance des mains, ou encore de saisir, dans l’image la plus statique, la fuite d’un ange.
Entre ciel et plomb
Par Anne Armagnac
Critique littéraire
Nous voici avertis, les dimensions et les substances sont capables de se métamorphoser, de s’inverser sous nos yeux. Tout est incroyablement animé. Les matières ici représentées sont vivantes, comme le sont nos mains, nos membres, nos bouches. Elles parlent, elles pèsent, elles ploient.
Architecture de nuages, parcelles d’infini, cieux contenus. Fagot lumineux chauffé à blanc. Dentelle de larmes pour bottes de sept lieues. Et que dire de la peau de l’homme, abandonnée, au mur, un temps suspendue, ayant perdu sa contenance.
Bustes voilés, ardents et uniformes, faisant la haie.
Une respiration les parcourt que dément leur trompeuse immobilité. Où sommes-nous ? Au sein de quel délicat système où nous seraient dévoilés les secrets mouvements des corps, des éléments, leurs métamorphoses ? Retranchements, mouvements perpétuels, combats incessants, jeux des apparences auxquels répond une rigoureuse et émouvante ordonnance, laissant voir la pesanteur, à la légèreté son poids.
Nous sommes dans un château. Une histoire nous est contée. Un conte moderne. Il donne naissance aux objets d’un culte lumineux, mystérieux et cruel. On entend le bruit des affrontements les plus intimes, comme les plus spectaculaires. Fureur obstinée, vibrations et clameurs, épuisant travail des hommes, et aussi leur chant maladroit en réponse à celui des nuages. Alignements, jeux d’éléments simples, contrastés, rythmés, composent un ensemble captivant, une géométrie réduite qui tente de révéler l’insaisissable, l’égalité du plein et du vide.
Tentative de mise en relief de songes intenses et cosmiques, délicate intuition de poète. À regarder ces sculptures, nous sommes conscients de franchir une limite ; et c’est d’un autre œil qu’ensuite nous regardons le ciel.