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Textes

Aux Passagées, l’art et la cuisine au corps-à-corps

PAR XAVIER FLAMENT / L’ECHO
12 mars 2024
« Les Passagées », nouvelle maison de création à Bruxelles, accueille, début mai, des promenades sensorielles d,un nouveau genre. Une performance collective de six artistes, réinterprétée par la cheffe étoilée Chiho Kanzaki.

 

Au numéro 2 de la place Delporte, située entre l’austère prison de Forest et l’Hôtel de Ville de Saint-Gilles, la largeur de la façade dit assez la position sociale de celui qui l’a fait bâtir, en 1904, le peintre officiel Eugène Broerman. C’est sur cette maison de maître néo-Renaissance qu’Alexandra Swenden a jeté son dévolu pour donner une nouvelle dimension aux performances artistiques et culinaires qu’elle développe à travers le monde depuis 2012.
« Dès le départ, j’ai été forcée de croiser des mondes différents », dit-elle d’emblée, se rappelant sa frustration d’avoir dû obtempérer face à ses parents qui préféraient l’école de commerce à celle de cinéma où elle rêvait d’entrer. « Je me suis tellement ennuyée que j’ai commencé à travailler, sur le côté, pour un expert en art africain, ce qui m’a donné l’idée de faire mon mémoire sur le marché de l’art africain. Mais dès que j’ai eu mon diplôme, j’ai sauté dans le premier Thalys pour travailler dans le cinéma, à Paris. Déjà cette envie de croiser des mondes…»
En 2012, elle fait la connaissance d’un critique gastronomique italien et monte avec lui un collectif de 25 chefs internationaux avec lesquels elle organise des performances de 25 heures à New York ou à São Paulo, chaque fois avec un artiste associé qui donnait aux cuisiniers une partition de départ qu’ils étaient libres ensuite d’interpréter.
Voilà son idée, qu’elle n’a eu de cesse, ensuite, d’affiner : « ingérer des interprétations » qui nous permettent d’incorporer la sensation intime que nous procure une œuvre d’art, de lui faire passer la barrière du corps et d’agir ainsi beaucoup plus profondément que sur les yeux et notre intellect.
« Je me suis rendu compte que si on voulait faire collaborer des créatifs ensemble au niveau de profondeur que je trouvais intéressant, il fallait plus de temps.»
« La raison pour laquelle j’ai voulu ouvrir un lieu, c’est qu’à un moment donné, je me suis rendu compte que si on voulait faire collaborer des créatifs ensemble au niveau de profondeur que je trouvais intéressant, il fallait plus de temps.»Alexandra Swenden quitte donc son collectif de chefs, en 2018, pour créer “L’œuvre au corps” , réunissant trois artistes et trois chefs entre Paris et Bruxelles pour des collaborations de plusieurs mois. « Ça se passait dans des restaurants, le public venait, l’artiste occupait une table, et l’idée, c’est qu’en ingérant l’interprétation d’une œuvre, il y avait une modification qui s’opérait, ou pas, dans sa perception intime.»
Paysages intérieurs
Avec “Inner Lands & Scapes” (“Contrées et paysages intérieurs”), la série de performances qu’elle inaugure, les 1er 2, 5 et 6 mai, dans sa maison de Saint-Gilles et qui va la transformer en nouveau centre de création – Les Passagées –, Alexandra Swenden va donc encore plus loin. « Je voulais travailler sur un lieu qui soit une force organique en lui-même, où on aurait cette liberté d’action, sans avoir la sensation d’être dans un espace événementiel. Ici, on est dans une maison, avec le poids de son passé, de son histoire, des traces de ceux qui l’ont habitée.»
Passé le tissu qui sépare comme un rideau de scène l’entrée du vestibule, on tombe sur une première œuvre qui nous ramène derechef à la thématique du corps qui obsède Alexandra Swenden. Dans une vitrine en verre, la plasticienne française Valérie Novello a placé pêle-mêle ses “Poches” (2010) qui ressemblent à un amas de viscères violacées.
On passe ensuite par un vestiaire, avant d’avoir le souffle coupé devant l’immense atelier d’artiste qui se déploie devant nous, à la mesure des toiles monumentales d’Eugène Broerman. Un rapide regard circulaire nous révèle d’autres œuvres de Valérie Novello, à commencer par ses sublimes “Peaux sous verre”  (2010), comme si l’artiste avait emprisonné entre deux plexis la coupe histologique d’un tissu humain.
« Ces deux pièces nous font penser à des poumons, à un truc sur la respiration », réagit le danseur-chorégraphe liégeois issu du break-dance Benoît Nieto Duran, que l’on retrouve à côté du piano à queue de la Polonaise Barbara Drazkov, au centre de l’atelier. « Moi, j’ai tendance à retenir ma respiration en dansant et, là, j’essaie de libérer ça. Une forme de liberté, mais aussi quelque chose qui se bloque dans les mouvements qui forment des images arrêtées. Il faut trouver le lien entre ces images arrêtées et les œuvres exposées.»
À présent que la lumière faiblit, son corps habillé de noir semble tisser ce lien quasi animal entre les sculptures de Valérie Novello et le corps du piano, préparé à la manière de John Cage, avec moult vis et objets divers qui le transforment en instrument de percussion. Parmi les sons étranges qui en émergent, on semble reconnaître un balafon africain qui n’est pas sans rapport avec une autre sculpture de Novello, “Recouvrement” (2016), où semblent pousser les hautes herbes d’une savane. « Je ne joue pas le “Clavier bien tempéré” de Bach, mais des vibrations, des couleurs, une pulsation qui nous ramènent aux premières sensations musicales utérines.»
« C’est voulu ! », s’amuse d’ailleurs la pianiste Barbara Drazkov, fière de son effet. « Je pense que ce mix est très organique. Benoît parle de son propre corps comme d’un instrument, tandis que la manière dont je joue avec le mien fait qu’il devient une part de mon organisme. C’est en ce sens qu’on se connecte : le piano devient une partie du monde organique auquel appartient la création de Valérie, qui semble s’enraciner dans la terre. Je ne joue pas le “Clavier bien tempéré” de Bach, hein!, mais des vibrations, des couleurs, une pulsation qui nous ramènent aux premières sensations musicales utérines.»
Promenade sensorielle
Chacun, dans cette promenade sensorielle, apporte son univers. « Je voulais que chacun arrive avec une pièce déjà créée», reprend Alexandra Swenden. « Je n’avais pas envie de prendre le temps – et financièrement, ç’aurait été impossible – de créer des œuvres originales juste pour la performance. L’idée, c’est qu’on les déconstruit à travers la scénographie que j’ai écrite et que chacun s’insère dans un projet tissé collectivement.»
« On est en train d’essayer », réagit la conteuse Marie-Rose Meysman, qui propose une rêverie sur un verre qui attend la main du buveur. «Alexandra est très à l’écoute de ces chemins qui divergent et convergent. Et comme on est tous relativement créatifs, on réagit à l’univers des autres. On n’a pas peur d’apporter sa brique et d’essayer. Il n’y a personne qui dirige, même si Alexandra sait ce qu’elle veut. Et puis, il y a ce que veut le lieu en lui-même. Quand les gens vont entrer ici, ils vont dire : – “Wouah ! ”. Ils seront abasourdis, émerveillés et aux aguets, on doit en tenir compte.»
Cheffe inspirée
C’est sur ces entrefaites que sort de sa cuisine, attenante à l’atelier, Chiho Kanzaki, du restautant Virtus, à Paris, rare cheffe étoilée et émule du très créatif Mauro Colagreco avec qui elle a travaillé à Menton. Devant les “Peaux sous verre ” de Valérie Novello, elle nous offre des chips de tapioca qui en évoquent la forme, garnis de betteraves et d’oignons rouges slicés pour la couleur, et traduisant l’intensité de l’œuvre par des zestes de kumquat et des graines de moutarde fermentées.
Ensuite, elle semble avoir utilisé la matière première des « savanes » de la plasticienne pour confectionner un nid de fanes de carottes séchées, abritant une compotée de poireaux au curry rouge et à la ricotta. «Ces sculptures, c’est un peu vivant», dit-elle avec retenue. « Quand je cuisine un plat, je pense toujours aux producteurs des aliments qui le composent, à leur histoire, au lien entre la terre et l’humanité.» À côté d’elle, Alexandra Swenden a l’œil qui brille.

De rêve, de papier

Galerie La Forest Divonne 
Bruxelles
PAR ROGER PIERRE TURINE / LA LIBRE BELGIQUE
15 novembre 2023
Anatomie d’un paysage : Valérie Novello s’en vient pour une première fois à Bruxelles.

 

Il y a de grands dessins, des petites peintures, des sculptures en ronde-bosse, d’autres en bas-reliefs avec, pour mobile commun, l’expression de paysages ou de profils paysagers que l’artiste a retenus comme si sa mémoire sensorielle confiait une main complice à sa mémoire visuelle.
L’art de Valérie Novello combine heureusement les attirances presque physiques que l’artiste ressent face à des paysages qui lui sont chers. À partir de cette évidence, elle fournit un ouvrage plastique qui accuse tous les charmes d’une prise en charge irrémédiable et sensuelle de la matière même de ses émotions.
La cinquantaine alerte – elle est née en 1971 -, ayant relativement peu exposé, Novello se présente donc à nous en jeune première d’un art fleuri comme un vin de garde. Car elle soumet ses lendemains tranquilles à d’inépuisables remises sur le métier qui lui sont aussi immersions concrètes et successives dans le pourquoi et le comment d’une œuvre d’art. On peut dire qu’elle fait corps et âme avec son matériau pour qu’en fin de compte celui-ci explicite bien les sensations ressenties durant l’élan créateur.
Ses matériaux : du plâtre, du papier, des supports et, in fine, la libération d’une image, voire d’une pièce en trois dimensions, caractérisant une mise en forme qui avoue les attraits d’une complicité totale entre l’artiste et ses procédés.
Prenons pour exemple, les grandes peintures. Travaillées à même le sol, au pastel souvent. Ses papiers japonais ou népalais sont moulés sur du plâtre, ce qui provoque des reliefs. Un plâtre qu’elle retire ensuite, fixant l’œuvre ainsi aboutie sur un cadre de bois. L’effet est saisissant. Il est empreint de cette délicatesse que l’artisane a éprouvée en cheminant. Et ses reliefs accusent le bien-fondé d’une image vibrante.
Et des bouquets floraux
Il en va de même pour ses sculptures, qu’elles soient volumes dans l’espace, volumes et abstractions colorés de reliefs, ou bas-reliefs figuratifs quand il s’agit de bouquets floraux ou de végétaux. Tout, chez elle, s’exprime dans une subtile délicatesse corroborée de colorations sans trop d’éclat, juste ce qu’il convient à une femme que l’on pressent apaisée face aux paysages et objets que ses cheminements dans les terres secrètes de la mémoire ont pu décider de retenir.
C’est enchanteur et discret, émouvant et néanmoins tendu comme l’est tout souci d’expression en quête de soi-même. C’est sur sa colline de Gentilly, près de Paris, que Valérie Novello opère ses archéologies. Ses mises en apnée de sensations retenues et libérées à travers son ouvrage de sape quand, retirant leur base en plâtre qui est un peu son moule de base, elle se laisse aller à la joie de parfaire et de colorer l’impalpable qui crèche en elle.
Et cette œuvre, fragile au-dedans, expressive au-dehors, est vivante, parce que rien n’est étranger à la source vive qui l’anime. Dans le vaste espace de la Galerie de Jean de Malherbe, l’œuvre foisonnante et tranquille de Valérie Novello prend forme et force, s’agite et se disperse comme une brassée de fleurs qu’elle nous tendrait à bout de bras.
Entre sculpture et dessin, peinture de même, l’artiste ne choisit pas vraiment. Elle se fixe là où la mènent ses pas. Et, quand elle s’astreint à de très petits tableaux, peintures recouvertes de cire ou gouaches sur bois, une même tranquillité les caractérise. Une paix aguichante, apaisante, jouissive. Ses rêves, qu’ils soient imaginaires ou réels, transforment l’environnement en lui confiant des ailes. L’esprit qui les anime réjouit qui les regarde et l’on s’envole, à son tour, satisfait et heureux. D’un fragment d’état ou de réalité, Novello vous trace un monde qui sourit.

Valérie Novello sculpte le papier et la couleur

Galerie La Forest Divonne 
Bruxelles
PAR JEAN MARIE WYNANTS / LE SOIR
Octobre 2022
Formée à la sculpture, l’artiste française propose un étonnant travail où le dessin se déploie en trois dimensions, révélant des impressions de paysages surgis de la mémoire.

 

D’un côté, une sorte de paysage truffé de collines inextricables. De l’autre, un morceau de tronc d’arbre, protégé par un caisson de verre. Le premier est accroché au mur. Le second posé sur des tréteaux. Tous deux sont colorés de teintes douces et délicates.
Dans l’univers de Valérie Novello, la nature est partout. Non pas une nature soigneusement reproduite comme chez les peintres paysagistes mais une sorte de sensation, de mémoire de cette nature. Ses grands dessins sur papier du Népal ou papier japonais ne ressemblent en rien à des paysages classiques. Une infinité de traits s’y entrecroisent, s’y côtoient, formant comme des vagues immobiles, un mouvement sinueux évoquant des vallées, des collines, des roches, des bouquets de verdure.
En s’approchant, on comprend mieux l’étrange attirance que l’on ressent face à ces œuvres de grand format. Le dessin au pastel y est pour beaucoup mais, en prime, le papier est lui-même froissé, gondolé, comme s’ il épousait les courbes du paysage. On comprend mieux la chose quand on sait que Valérie Novello s’est d’abord formée à la sculpture et au volume. Un savoir qu’elle utilise pour créer aujourd’hui des œuvres sur papier, à la lisière des genres.
Des paysages de papier
D’abord, elle réalise une sorte de moule. Une feuille de papier humidifiée en épouse les reliefs et en garde l’empreinte. La couleur peut alors faire son apparition. Les pastels, frottés sur la feuille, grimpent sur les bosses, se glissent dans les interstices, font surgir un paysage oublié, la sensation d’un lieu que l’on ne peut identifier mais qui nous semble pourtant familier. Et comme dans tout paysage, il faut s’en éloigner pour en saisir toute la majesté et s’en approcher pour en découvrir les innombrables secrets.
Chez Valérie Novello, les couleurs jouent ainsi à se faire discrètes pour mieux créer une vibration d’ensemble. Ce qu’on voyait au départ comme un mélange de bleu et de noir révèle, de plus près, de petits traits verts serpentant au cœur de la feuille. Ailleurs, l’orange vient se mêler aux masses de traits noirs pour créer une impression de flamboyance qui peut aussi bien évoquer un coucher de soleil sur une montagne que le rougeoiement du magma sous la croûte terrestre.
La petite dentelle de blanc se découpant au sommet de chacune de ces grandes oeuvres crée une impression de chaîne montagneuse mais l’énorme masse de traits qui se déploient ensuite sur tout le reste de la feuille vient brouiller les pistes évoquant aussi bien la densité extrême d’une végétation que l’impression un peu trouble que l’on peut avoir d’un paysage à certains moments de la journée.
La fragilité des volumes
À côté de ces grandes œuvres sur papier, s’apparentant à des bas-reliefs, l’artiste crée d’autres pièces où les trois dimensions s’imposent plus clairement. Bouquets de fleurs, troncs, souches… ses sculptures marient elles aussi les volumes et le dessin. Car une fois encore, elle crée d’abord une forme en plâtre sur laquelle elle vient poser son papier. Pastel, crayon, graphite viennent ensuite donner des couleurs, accentuer les reliefs, rendre les choses à la fois plus présentes e t plus impalpables. D’autant que Valérie Novello ne garde finalement que la gangue de papier, débarrassée de son support premier. Elle s’attache d’ailleurs à laisser apparaître çà et là les « coutures » du papier aux endroits où les différents côtés de celui ci se rejoignent. La forme est là, massive le plus souvent, mais on la sent légère, fragile également au point d’être protégée par des caissons de verre.
Parfois, c’est le plâtre lui même qui sera recouvert de gouache comme dans son beau « Bouquet de pavots ». À d’autres moments, des silhouettes de montagnes ou de masses rocheuses se déploient sur de petites gouaches. Il leur arrive aussi de se perdre dans une sorte de brouillard créé par une pellicule de cire venant les recouvrir. Quant à la série « Recoller », elle propose de grandes fleurs et autres brassées d’herbes mêlant collage et gouache sur papier japonais. Autant de visions de paysages dont Valérie Novello explore sans fin l’anatomie pour mieux en faire surgir tous les mystères et les secrets.

Dans l’intimité du papier

Fair / Art on Paper 2022
Bruxelles
PAR ELS BRACKE / COLLECT MAGAZINE
Octobre 2022

 

Feuilleter des volumes
« Le travail du papier est une seconde nature », explique Valérie Novello, avant tout sculptrice. Les volumes, qu’elle crée avec soin et précision à l’aide de terre glaise et de plâtre, lui servent de moules pour le papier qu’elle tend telle une peau ou une couche presque vivante sur un relief, puis qu’elle plisse et fissure. Elle crée ainsi une empreinte, une coquille en papier qui subsiste comme œuvre autonome après avoir été séchée, déchirée, découpée, collée et teintée : « Je trouve les papiers à même de supporter cette brutalisation, ceux du Japon, de Chine et du Népal, chez Sennelier, un magasin spécialisé à Paris. Ses fabricants aiment autant leur travail que moi le mien. » Le choix du travail sur papier est presque apparu comme une évidence : « Quand j’étais encore une jeune artiste, je me suis insurgée contre la massivité et la noirceur des sculptures de pierre et de bois. Je cherchais à obtenir du volume, mais avec légèreté, fragilité et vitalité. Le papier est le matériau parfait pour la création qui me convient, qui se situe entre 2 et 3D. À titre de comparaison si, pour faire de la musique, j’avais le choix entre le piano et la guitare, j’opterais pour la mobilité de la guitare. »
Le papier constitue aujourd’hui l’élément central de l’œuvre de l’artiste : « L’évolution de la technique que j’utilise réside dans la subtilité des couleurs, dans le découpage et le réagencement. Chaque couche de papier que je pose s’imprègne du temps qui passe, comme l’empreinte de souvenirs. » La mémoire et les souvenirs, illustrés dans les paysages et le corps, constituent des thèmes récurrents dans l’œuvre de Valérie Novello, laquelle oscille entre figuratif et abstraction : « Les paysages ne constituent pas des œuvres abstraites, on les perçoit de loin, mais on approche l’infiniment petit grâce aux nombreuses lignes. Notre mémoire fonctionne ainsi. » L’artiste constate aussi ce phénomène de rapprochement dans les expositions et salons : « Le papier requiert une approche particulière, très intime. Les collectionneurs d’œuvres sur papier sont très vigilants et aiment les détails, ils sont passionnés et apprécient l’intimité avec l’œuvre d’art. Observer un papier requiert concentration et grande attention. »

Sous la peau

PAR VALERIE NOVELLO

 

Faire un portrait – le portrait d’un homme – en divers fragments comme autant de paysages, c’est le cœur de mon travail. Donner forme à une image mentale, lointaine et originelle, qui m’obsède. Le corps est un territoire aux contours infinis, un territoire intime dont la cartographie ne sera jamais achevée. Il me faut en retrouver l’origine, l’empreinte des jours, appréhender sa géologie comme on étudie la généalogie. De la peau à l’ossature, couche par couche, de la plus fine à la plus dure, j’explore le corps, attentive à son apesanteur comme à son poids.
Je grave son empreinte à travers différents matériaux sculptés : papier japonais, laine cardée, coquille d’œuf, laine de fer, verre, feuille de plomb… Ce n’est pas une évocation de la vie mais sa réalité même. Il y a le corps, objet d’idéalisation, de sacralisation et il y a la terre sur laquelle vivent les hommes, dans laquelle s’endorment les hommes. Et il existe un point, une lisière, où le corps et la terre se rejoignent et se confondent, se jouent l’un de l’autre, ne sont plus perçus comme deux entités. je suis à la recherche de ce point : il me faut créer un monde, un univers de chair, un paysage humain autant que mental, suggérer, évoquer, convoquer ce qui ne peut pas se voir, une épiphanie.
Les corps sculptés frôlent la vie, je veux révéler leurs souvenirs, remonter dans leur mémoire, montrer qu’un corps n’est pas qu’un corps. Je cherche cet entre-deux, cette inquiétante beauté qui parcours le corps au repos. Sous son apparente inertie, une sculpture suspend le temps. Alors, répond à cette exploration du corps celle d’une nature enfouie.

Une image mentale

Centre culturel de Gentilly
LE LIEN
Exposition de Valérie Novello et Rieko Koga
Mars / Mai 2017
Valérie Novello s’entretient avec Élise Sethi, responsable des arts plastiques au Centre culturel de Gentilly.

 

Pouvez-vous nous éclairer sur le choix du titre de l’exposition, «Le Lien». A quelle dimension de votre travail renvoie-t-il ?

Cartographie des corps

Centre culturel de Gentilly
LE LIEN

Exposition de Valérie Novello et Rieko Koga
Mars / Mai 2017

A Gentilly, l’étonnante expo qui dévoile la cartographie des corps
Le figaro.fr
Publié le 09/03/2017

 

Valérie Novello sculpte des corps-paysages, Rieko Koga brode l’infini. Valérie Novello cherche et construit dans toutes les matières, papier japonais, plâtre, cire, plomb, «un univers de chair, un paysage humain». Rieko Koga, japonaise et plasticienne, pique, point après point, d’un geste intuitif et répété le tissu ou le papier.
N’ayez pas peur de franchir le périphérique pour découvrir l’œuvre de ces deux artistes exposées au Centre culturel de Gentilly. Leur travail et leur rencontre méritent plus qu’un détour. Un lien invisible semble les avoir réunies.
Chaque objet, chaque pièce a trouvé sa place dans cet espace à taille humaine. «Nombre» de Rieko Koga, une spirale de chiffres, et «Rain», infini des gouttes, côtoient et semblent répondre à «Cordons» de Valérie Novello. Cordons, une étonnante descente dans nos entrailles de plâtre. Blanches, pures, mémoire du corps, mais libérées du corps. Accrochées, accolées, signes d’une étrange écriture poétique.
Le corps, «une terre aux contours infinis, un territoire intime dont la cartographie ne sera jamais achevée», confie Valérie Novello. Un corps, que l’artiste d’origine italienne, expose sous toutes les coutures. Le corps parfois libéré, parfois enfermé invite le spectateur à toujours mieux le pénétrer.
Dans une autre pièce, trois panneaux, trois formes humaines, trois couleurs : avec «Peaux sous verre», l’artiste nous fait voyager au cœur du corps-paysage, à la découverte d’un corps-territoire aussi grand qu’un homme. Beauté de ce qui ne se voit pas, obsession d’une artiste qui fouille la matière pour donner forme à ses images mentales.
Les deux artistes ont aussi repoussé les murs. Elles exposeront dans un hangar désaffecté, les samedis 18 et 25 mars, des pièces beaucoup plus grandes. Un sous-bois mystérieux, des corps ossifiés, un gigantesque collier… pour tenter d’appréhender un peu d’infini.

Corps novello

PAR JEAN-LUC NANCY
Philosophe

 

De nous-même nous ignorons beaucoup – presque tout, pourrait-on dire. Nous ne sommes pas faits pour nous connaître nous-même : c’est notre différence avec une machine cybernétique, qui ne connaît qu’elle-même.
De ce que nous ignorons ainsi, une part non négligeable est constituée par notre corps. Si nous en connaissons plusieurs aspects – c’est-à-dire apparences, façons de se présenter ou de se ressentir, nous ne connaissons à peu près rien de ce qui porte, conforme, innerve et inspire ces aspects. C’est-à-dire de nos organes. Nos organes sont dissimulés à notre vue et à notre intelligence : l’une comme l’autre ne peuvent nous arriver que du dehors, des inspections et des manipulations de la biologie, de l’anatomie et de la médecine. Pour recevoir ces informations, nous devons autant que possible ne pas être en état de maladie sévère, encore moins de corps disséqué ou bien de prélèvement placé sous un microscope.
Ce que nous sommes au-dedans nous est aussi peu accessible physiquement qu’intellectuellement. Le corps et l’inconscient sont en définitive la même chose : d’où vient qu’en nous à notre insu s’agitent ces pulsions, se composent et décomposent ces configurations complexes, sinon des processus cellulaires, tissulaires, glandulaires, humoraux et nerveux dont la machination a formé et continue de transformer ce que nous sommes «notre corps» ? Comment pourrait-il être à nous puisqu’il nous fait ? Comment nous ferait-il s’il ne se dérobait à nous ?
Valérie Novello ne prétend pas doubler les planches d’anatomie ni l’imagerie médicale. Elle ne prend pas les organes comme objets de savoir ni de pouvoir. Elle perçoit ce qui se présente à elle (elle ? son inconscient, son imagination, son impression, son sentiment, sa vision, sa façon… tous ces mots si insuffisants pour dire «elle», elle-«même», telle quelle) – elle perçoit ce qui se présente –paysages, hommes ou femmes, lits, cordons comme des formations organiques. Tous les aspects sont pour elle (pour son regard, son tact, son flair, son ouïe, son goût, son émotion) de l’ordre et de la matière des grumeaux, boyaux, tissus, fibres, gelées, téguments, caillots, flocons, mousses, touffes, gaines, pâtes, glus, glaires et graisses qui forment – sans jamais proprement dessiner ni sculpter –une organologie générale sans organes pourtant et par conséquent sans corps.
Sans corps accompli, ouvragé, en ordre de marche, organisé. Non pas des organes sans corps mais plutôt des remous ou des convulsions proto-organiques, des bouillonnements, des fermentations, des gélifications d’une matière imprégnée de vagues visions viscérales, de confuses mémoires ou anticipations d’une vie pré ou post vivante – comme des malaxages, des brassages ou des thromboses, des vascularisations d’un magma en train de tâtonner vers le vivant.
Bien moins des représentations à regarder que des effervescences à partager.

Ce qui n’est pas montré

PAR PHILIPPE COMAR
Écrivain, professeur à l’Ecole Nationale des Beaux-Arts de Paris

 

Les œuvres de Valérie Novello, précieuses et baroques, ont toutes en commun de jouer sur le double registre du contenant et du contenu. Elles se construisent avec ce qui les supporte ou les enveloppe. Elles génèrent ce qui en retour les protège et les signale au regard.
Des châsses de verre serties d’un mince bourrelet de métal, des coffres entrouverts capitonnés de velours ou gainés de plomb, des écrins moelleux éternisés dans le plâtre enferment, accueillent ou recueillent, ici des nuages, fragiles dentelles d’amidon, là des boules de faïence qui, tels des fruits ronds et mûrs, s’ouvrent sur des lèvres proférants une syllabe muette, ailleurs des mains figées qui serrent entre leurs doigts – comme la griffe d’une bague enserrant une pierre précieuse – un noyau de «pêche» fendu, stigmate saignant, sexe ou plaie ?
Une autre pièce est formée d’un lourd sarcophage sur lequel repose la vêture d’un ange gisant – armure ou mue d’un corps enlevé. La coque métallique se referme comme un étui sur un vide intérieur, percée çà et là de quelques crevés, et parsemés de plumes en plomb, évoquant soit des feuilles finement nervurées, soit des coquilles de quelque crustacé. Les ailes ont cédé leur place à des élytres creuses qui parcourent le dos, telles deux langues de feu éteintes.
Dans les œuvres de Valérie Novello, chaque élément est à la fois porté et porteur d’autre chose. L’essentiel n’est pas montré, mais seulement suggéré en creux. L’importance délibérée qui est accordée au support, au cadre ou à l’enveloppe, souligne par contraste que l’œuvre ne se réduit pas à ce qu’elle contient en apparence. À l’image du reliquaire ou de l’ostensoir, le support indique ici un excès de présence. L’œuvre ne cherche pas à faire voir. Elle renvoie à l’invisible ou à l’insaisissable, ainsi la volonté d’apprivoiser des nuages, de donner à entendre des syllabes tues, de faire sourdre la souffrance des mains, ou encore de saisir, dans l’image la plus statique, la fuite d’un ange.

Entre ciel et plomb

PAR ANNE ARMAGNAC
Critique littéraire

 

Nous voici avertis, les dimensions et les substances sont capables de se métamorphoser, de s’inverser sous nos yeux. Tout est incroyablement animé. Les matières ici représentées sont vivantes, comme le sont nos mains, nos membres, nos bouches. Elles parlent, elles pèsent, elles ploient.
Architecture de nuages, parcelles d’infini, cieux contenus. Fagot lumineux chauffé à blanc. Dentelle de larmes pour bottes de sept lieues. Et que dire de la peau de l’homme, abandonnée, au mur, un temps suspendue, ayant perdu sa contenance.
Bustes voilés, ardents et uniformes, faisant la haie.
Une respiration les parcourt que dément leur trompeuse immobilité. Où sommes-nous ? Au sein de quel délicat système où nous seraient dévoilés les secrets mouvements des corps, des éléments, leurs métamorphoses ? Retranchements, mouvements perpétuels, combats incessants, jeux des apparences auxquels répond une rigoureuse et émouvante ordonnance, laissant voir la pesanteur, à la légèreté son poids.
Nous sommes dans un château. Une histoire nous est contée. Un conte moderne. Il donne naissance aux objets d’un culte lumineux, mystérieux et cruel. On entend le bruit des affrontements les plus intimes, comme les plus spectaculaires. Fureur obstinée, vibrations et clameurs, épuisant travail des hommes, et aussi leur chant maladroit en réponse à celui des nuages. Alignements, jeux d’éléments simples, contrastés, rythmés, composent un ensemble captivant, une géométrie réduite qui tente de révéler l’insaisissable, l’égalité du plein et du vide.
Tentative de mise en relief de songes intenses et cosmiques, délicate intuition de poète. À regarder ces sculptures, nous sommes conscients de franchir une limite ; et c’est d’un autre œil qu’ensuite nous regardons le ciel.